Interview : d'ici 2030, faire de l'éducation un levier pour l'égalité

UN Photo/Amanda Voisard

Le débat général de la 73e Assemblée générale des Nations unies s’ouvre aujourd’hui à New-York. À cette occasion, Dr Kishore Singh a accordé une interview à la Coalition Éducation sur la situation du droit à l’éducation dans le monde aujourd’hui.

Dr Kishore Singh, Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l'éducation (août 2010-juillet 2016).

Selon les chiffres du dernier Rapport mondial de suivi de l’éducation de l’UNESCO, 265 millions d’enfants et de jeunes sont privés d’éducation dans le monde. Nous arrivons bientôt à mi-parcours avec la date butoire "2030" pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD). En tant qu’ancien Rapporteur spécial des Nations Unies sur le Droit à l’éducation, et face à ce constat alarmant, quel est le message que vous souhaiteriez adresser aux dirigeants politiques sur l’Objectif 4 « Assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité, et promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie » (ODD4) ?

Un bilan critique des défaillances dans le progrès vers l’ODD 4 portant sur l’éducation doit nous aiguiller pour lancer un appel aux gouvernements à respecter leurs engagements politiques pour l’atteindre l’ODD4. C’est également nécessaire en ce qui concerne les engagements dans le cadre de la Déclaration d’Inchéon, adoptée sous l’égide de l’UNESCO en novembre 2015 sur l’agenda de l’éducation à l’horizon 2030. Il faut exiger que les Etats s’acquittent de leurs obligations juridiques pour la réalisation du droit à l’éducation, établis par les conventions internationales relatives au droit à l’éducation comme ces obligations sont, en effet, liées à l’ODD4. Il convient également de mettre en avant le concept du droit à l’éducation comme étant un droit transversal, en reconnaissant sa pertinence pour les autres ODD. Il est aussi impératif de reverser la tendance de régression dans le budget alloué à l’éducation et d’y consacrer maximum des ressources, en considérant l’éducation comme le fondement du développement humain et comme un bien public.

À l’occasion de la 70e Anniversaire cette année de la Déclaration Universelle des droits de d’homme, qui stipule que « toute personne a droit à l’éducation », il est opportun de donner un élan pour que l’éducation de qualité devienne accessible à tou-te-s comme un droit inaliénable.

Accroissement des inégalités, changement climatique, le climat ambiant semble peu propice à la réalisation de ces ODD. Comment faire en sorte que l’éducation pour tous ne reste pas une utopie ?

La concrétisation des engagements politiques des gouvernements passe par la législation nationale. Les lois ont beaucoup de force au niveau national. Il est donc spécialement important de moderniser la législation nationale, comme stipulé dans la Déclaration d’Inchéon. Ce processus doit être guidé par les obligations juridiques des Etats.  

L’égalité des chances dans l’éducation est le principe fondamental, établit dans toutes les conventions internationales relatives aux droits à l’éducation. Cependant, assurer l’égalité des chances en droit et en fait demeure un défi permanent. Il est donc, impératif d’intensifier l’action normative au niveau national, face à la persistance des disparités et des inégalités dans l’éducation. Une attention particulière doit être portée à la poussée du privé dans l’éducation dans nombreux pays et la pratique de « l’Edu-Business » - éducation comme une marchandise – un phénomène qui porte une atteinte flagrante aux normes et principes du droit à l’éducation et qui entraîne la ségrégation sociale, aggravant ainsi les iniquités. Les inégalités socio-économiques grandissantes à l’intérieur des pays ainsi que parmi les pays au niveau mondial entraînent les iniquités dans le système éducatif. Faire de l’éducation une force égalitaire est un enjeu majeur, ce qui nécessite un système d’éducation qui soit, au départ, équitable.

Face aux irréversibles contaminations de la planète, il est crucial de sensibiliser au travers de l’éducation, les pouvoirs publics, mais aussi les entrepreneurs et la société, aux effets néfastes du dérèglement climatique, et à l’urgence de combattre de tels effets, en vulgarisant le cadre de l’Accord de Paris sur la lutte contre le réchauffement climatique.

Malgré ces chiffres préoccupants, de nombreux progrès en matière d’éducation ont été accomplis dans le monde depuis 2015, quels sont selon vous les plus significatifs ? 

On peut constater une tendance manifestant la préoccupation généralisée des pays de transformer le système éducatif pour qu’il soit plus performant, en tenant compte des besoins d’aujourd’hui et de demain. On peut constater aussi une prise de conscience pour ce qui est de l’évaluation des acquis, avec un  souci spécial pour l’apprentissage et ‘skills développement’, de plus en plus nécessaires. Les évolutions dans les politiques publiques, voir les bases juridiques, témoignent d’un développement positif par rapport à la situation d’avant 2015.

Aujourd’hui, il a y aussi une reconnaissance croissante de porter une attention particulière et d’assurer l’éducation des filles. Dans les pays en développement, il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine qui revêt une grande importance pour la société.

À travers l’élaboration d’une feuille de route sur les ODD, prévue pour 2019, la France a réaffirmé son engagement à mettre en œuvre les ODD sur le plan international. Selon vous comment se situe la France dans la mise en œuvre de l’ODD Éducation ?

La France a fait de l'éducation une « priorité nationale ».

Les engagements pris par la France d’augmenter l’Aide publique au développement (APD) s’inscrivent dans une volonté positive en faveur de l’atteinte des ODD. La France a également annoncé à plusieurs reprises l’accroissement de son aide à l’éducation, notamment dans la région d’Afrique subsaharienne et les pays du Sahel. On peut espérer que la France va se montrer exemplaire afin de s’assurer que l’Aide publique à l’éducation remplisse son objectif premier de réduction des inégalités et de la pauvreté. La France s’approprie des ODD, notamment, l’ODD4 comme le témoignent plusieurs mesures prises par le gouvernement français, au plan national ainsi qu’au niveau international, notamment au travers de l’élaboration d’une feuille de route. Elle joue dans les instances internationales, notamment le Forum politique de haut niveau, mais aussi au sein de l’ECOSOC, un rôle important, qui doit lui permettre de mobiliser ses homologues et les engager davantage en faveur de l’éducation. La préservation et la valorisation du Français au niveau international avec un soutien renforcé à la Francophonie méritent aussi une considération spéciale.

Il serait opportun pour la France en prenant la cause de l’ODD4 de faire davantage, s’agissant de l’importance de promouvoir la « diversité culturelle », en se basant sur l’engagement dans le cadre d’ODD à cette fin, et « à favoriser l’entente entre les cultures, la tolérance, le respect mutuel… ».

De nombreuses OSC, à l’image de la Coalition Education, interpellent régulièrement les dirigeant-e-s sur leurs engagements envers l’ODD 4. Quel est votre regard sur l’inclusion de la société civile dans la mise en œuvre de l’ODD 4 ?

J’ai eu l’occasion de collaborer avec plusieurs ONG, y compris la Coalition Éducation qui font un travail sur le terrain. En face des défis de tailles, notamment la persistance des disparités et de la marginalisation en éducation, la dégradation du système de l’éducation public ainsi que la poussée du privé sans un contrôle nécessaire, faisant de l’éducation une marchandise, il est aussi nécessaire de monter un esprit plus dynamique, plus exigeant auprès des gouvernements et des pouvoirs publics, en plaidant la cause du droit à l’éducation. S’agissant du partenariat publique-privé, il importe de privilégier l'intérêt social dans l'éducation, en mettant l'accent sur la Responsabilité sociétale des entreprises.

Sauvegarder l'éducation contre les forces de la privatisation et la protéger comme un service public doit rester au centre de ces démarches. Ceci est d'une importance cruciale, face au plaidoyer et à l'engagement de la Banque mondiale, soutenant les entreprises à but lucratif qui investissent dans l'éducation au détriment de l'éducation en tant que service public.

Les ONG peuvent aussi saisir les occasions propices et organiser les évènements au niveau national, régional et international afin de susciter un débat public sur les défaillances vers l’ODD4 et d’aiguillonner les autorités publiques pour mener une action progressive et soutenue.